Pour ce spectacle de la compagnie, pas d'alexandrins, de combats spectaculaires ni même de barbus hirsutes. Nous restons bien sûr fidèles à notre auteur fétiche mais fidélité n'est pas exclusivité, et là, on est tombé sous le charme espagnol de José Sanchis Sinisterra qui en 1987 a écrit Ay Carmela - Elégie d'une guerre civile en deux actes et un épilogue , alors on s'est dit : - allons-y.
Ville de Belchite en Aragon, pendant la guerre civile espagnole en 1938. Paulino et Carmela comédiens ambulants, artistes de variétés habitués aux salles perdues, au public populaire, s'échauffent, se préparent, règlent les derniers détails techniques avant que le rideau ne s'ouvre. Ils ont peur. Tous les comédiens ont peur avant que le rideau ne s'ouvre, mais là, le public est armé, en uniformes franquistes, fascistes et nazis, parmi eux il y a le général Franco et la fine fleur de la croisade nationaliste, en haut, enchaînés il y a aussi un petit groupe de prisonniers étrangers qu'on fusillera demain à l'aube. Le rideau s'ouvre, Carmela tremble, la représentation va basculer.
C'est une pièce sur le théâtre, pas celui des capitales, mais le théâtre des pauvres, itinérant, chaleureux, maladroit, où on doit se tailler vite fait un costume dans de vieux rideaux, où le phonographe tombe en panne un soir sur deux et où il faut s'adapter à tout prix à son public. C'est aussi une histoire d'amour, simple et émouvante, deux qui s'aiment, se perdent, croient pouvoir se retrouver, y parviennent presque, s'effleurent, puis, sans savoir pourquoi, s'éloignent malgré eux, se parlent de plus loin, s'écoutent sans plus se comprendre, dans deux mondes distincts. C'est une pièce sur l'histoire enfin, qui très habilement, nous emmène dans cette période trouble faite de peur et de confusion, où le brouillard peut nous faire passer d'un camp à l'autre, où la paranoïa règne, ou l'ami d'hier peut être le bourreau de demain, où l'on doit chuchoter, choisir ses mots, ne se laisser aller en rien : une guerre civile.
Si on mesure la "qualité " d'un spectacle à la trace qu'il imprime en nous et à la durée de cette trace, alors Carmela est un des meilleurs spectacles que j'ai vus depuis des années! Pourtant, peu de moyens déployés, une scène presque vide, quelques accessoires, mais deux comédiens remarquables. Ils jouent ce qui est l'essence du spectacle vivant, sa fragilité et sa générosité, ses joies et ses difficultés, la passion du jeu et du public, sa responsabilité, bref sa profonde humanité. J'ai cru retrouver la source même de ma passion pour le théâtre. Un théâtre populaire qui ne haussait pas le menton et "ne se la pétait pas". C'était dans mon adolescence, dans la campagne toulousaine où le théâtre, (et le cinéma!), venait à nous sur des tréteaux ou dans des arrière-salles de café. J'aime ce théâtre où l'on reste tendu du lever de rideau à sa lourde chute. Tendu vers le texte, sans cesse éveillé par l'histoire et le destin des personnages, le cour battant pour les comédiens dont on sait qu'ils n'ont que leur art pour traverser ce moment magique de partage entre une salle en attente et une histoire. Alors, quand la petite histoire rejoint la grande et qu'elle fait écho en nous dans ce qui nous confronte aujourd'hui même à la question universelle de la condition humaine, de la liberté, de la résistance et de l'émancipation, on ne peut que se réjouir que le théâtre existe encore! C'est peut être aussi ces questions que posent le théâtre, cette pièce et les intermittents: sommes-nous prêts à payer la tranquillité mortifère d'une vie sans idée, sans utopie, sans interpellation bouleversante, au prix de notre liberté, de notre jubilation à penser et à être heureux collectivement au théâtre, dans la rue ou ailleurs? Carmela nous emporte avec elle dans son chant qui n'est pas un sacrifice mais un cri de liberté et de dignité, un moment de pure joie et de profonde jouissance devant la force rance des armes et de la haine. Je suis sortie, comme beaucoup d'autres, de Carmela les larmes aux yeux, la tête haute, la dignité restaurée et le cour plein d'amour et d'espérance pour l'humanité. Merci l'artiste!
Aline Pailler (France culture)